J'aimerais tant me souvenir de leur enfance...
Le temps passe. Il ne s’arrête pas une seule seconde. Il poursuit sa route et livre chaque instant de vie à la puissance de la mémoire. Sans mémoire, le passé n’est plus. Et la mémoire elle-même est friable. Elle se désagrège au fil des ans. Et bien avant de s’effacer, elle enfouit au plus profond les vieux souvenirs pour faire un peu de place aux plus récents.
Ils ne disparaissent peut-être pas totalement mais il se réduisent jusqu’à devenir une ombre, une idée.
Ce qui est un souvenir vivace un jour deviendra un tableau pastel jusqu’à s’effacer finalement pour toujours.
Les événements marquants restent mais les petites choses, celles qui font ce que l’on est, elles disparaissent peu à peu. On croit s’en souvenir mais sans les photos, les vidéos ou les quelques discussions qui maintiennent la flamme, elles meurent.
C’est en regardant, avec une vive émotion, des vidéos de mes enfants que je me suis fait cette réflexion : j’aimerais me souvenir vraiment, réellement, entièrement. On peut garder les images et même les voix dans nos ordinateurs. Et c’est déjà bien ! Mais qu’en est-il des odeurs, des sensations…
J’aimerais me souvenir physiquement du poids de leurs petits corps sur ma poitrine et sur mon cœur. Quand ils s’endormaient, repus, après la tétée, la tête trop lourde. Quand ils s’abandonnaient entièrement et que j’osais à peine respirer pour ne pas les réveiller. J’en ai un souvenir visuel. Et je peux imaginer ce que je ressentais. Mais si je pouvais le revivre durant quelques secondes… Je sentirais leur peau en fermant les yeux pour imprégner le moment dans les méandres de mon cerveau et toutes les parcelles de mon nez. J’absorberais la chaleur de nos corps réunis pour me réchauffer les sombres jours de ma vieillesse. Je pleurerais peut-être de bonheur, de reconnaissance et d’amour absolu.
J’aimerais me souvenir physiquement de la douce force de leurs petits bras potelés autour de mon cou. De leurs mains maladroites qui prenaient mon visage. De chacun de leurs petits doigts mignons qui exerçaient la plus délicieuse pression sur ma nuque. Ces câlins-là sont les plus tendres au monde. Si je pouvais en éprouver toute la saveur dans les moments difficiles comme je contemple leurs visages sur les photographies… J’aimerais que chacune de mes cellules aient la chance de mes yeux. Et je les serrerais à mon tour, dans la puissance de ma mémoire, avec l’assurance de pouvoir revivre à l’infini ces précieux instants.
J’aimerais me souvenir physiquement de leurs baisers humides. Ces bisous plus légers que le vent et plus forts que les tempêtes. Le contact délicat de leurs lèvres me donnerait à nouveau des frissons puissants qui parcourraient l’intégralité de mon dos pour recouvrir mon cœur, comme un baume. J’entendrais claquer leurs lèvres malhabiles et sentirais la douceur tiède de l’amour sur ma joue.
J’aimerais me souvenir physiquement de leurs regards francs et amoureux dans le mien. Pas une simple image, figée, mais la profondeur de leur amour inconditionnel dans l’éclat de leurs pupilles. Et je puiserais dans leurs yeux la force qui me manque parfois. Je me régalerais à loisirs de leurs mimiques et plongerais, dans les remous de ma vie, dans la confiance limpide que mes enfants me donnaient. Une bouée pour résister à la houle.
J’ai encore le souvenir de certains de ces moments suspendus mais je n’ai que les images. Les sensations m’échappent. Je les imagine mais je ne les ressens plus. Ils ne sont que dans ma tête. Imaginez à votre tour : et si nous pouvions revivre la douceur, la chaleur, l’amour, leur enfance…
Le risque serait de vouloir rester dans cet état de volupté. Fuir la réalité pour répéter à l’infini les moments de bonheur.
Mais c’est impossible. Nous devons en faire notre deuil pour avancer. Ne reste que la conviction de devoir tout vivre intensément pour marquer au plus profond nos mémoires.
Puisque le souvenir m’échappe, j’essaie de le reconstituer dans les mots. Ils m’aident à ressentir. Je peux presque les toucher. Mes petits…